Chapitre 3

La ravine était sombre et étroite. De chaque côté, deux murs de ferraille s’élevaient pour ne laisser du ciel qu’une étroite bande et, de temps en temps, de petits morceaux de métal tombaient sur leur chemin en soulevant des nuages de poussière.

Les poignets du Docteur étaient attachés devant lui avec une corde épaisse et sale. Un des humains marchait dans son dos, le bout de sa lance pointé pile entre les épaules du Seigneur du Temps, le poussant de sa pointe aiguisée chaque fois qu’il ralentissait.

Le défilé finit par s’ouvrir sur le bord d’une grande gorge, d’à peu près deux cents mètres de large et d’une profondeur incroyable. Quelque chose qui ressemblait, au premier abord, à un immense pont de métal traversait le ravin. Mais en s’approchant, le Docteur s’aperçut qu’il s’agissait d’un tuyau, d’une dizaine de mètres de diamètre, très vieux et dont la surface rouillée était couverte de plantes vertes grimpantes.

– C’est le pot d’échappement d’un cuirassé proamonien…, dit le Docteur. Vous savez quoi ? Vous pourriez devenir riches en recyclant cet endroit. Vous savez que les Proamoniens ont construit tous leurs vaisseaux en proamanium ? Le minéral le plus rare de l’univers, le proamanium. On ne le trouve que sur Proamon, bizarrement.

– Silence ! cria l’humain qui portait la lance. Taisez-vous.

Le Docteur se retourna et croisa son regard malveillant. L’humain montra les dents, grogna et poussa de nouveau son captif de sa lance.

– Ah ! souffla le Docteur. Du calme… du calme… Ça fait mal, vous savez.

Ils traversaient le tuyau à présent et le bruit métallique de leurs pas résonnait sous eux. De chaque côté de ce pont improvisé, la gorge s’enfonçait dans des ténèbres impénétrables, ses profondeurs ensevelies dans une obscurité perpétuelle.

Le Docteur regarda ses ravisseurs qui l’entouraient et poussa un soupir. Depuis combien de temps étaient-ils là, sur ce disque flottant de débris spatiaux ? Il voyait bien qu’ils étaient humains, mais il doutait de pouvoir trouver une seule personne sur Terre capable de les prendre pour ses semblables.

À l’autre bout du pont, ils pénétrèrent dans un marais de boue vert foncé d’où dépassaient des centaines, voire des milliers de tubes de plastique ondulé qui ressemblaient à une forêt de bambous. Le Docteur remarqua que les humains devenaient plus nerveux et prudents et qu’ils avançaient à pas lents et mesurés dans le marécage. Tout autour d’eux, les tubes de plastique s’inclinaient et se balançaient, carillonnant les uns contre les autres tels des instruments de musique. La brise malodorante qui soufflait dans leurs goulots ouverts formait comme un chœur spectral.

Le bruit d’un lourd objet tombant dans l’eau s’éleva dans les environs et tout le monde se figea.

– Sollog, chuchota l’un des humains en lançant des regards nerveux de tous les côtés.

– Sollog, dit un autre en sortant une épée abîmée de son fourreau.

– Euh… c’est qui… ou quoi, Sollog ? demanda le Docteur, mais personne ne lui répondit.

Après un deuxième éclaboussement, il entendit autre chose. Un son guttural et animal, presque comme un renvoi ou le bruit produit par un crapaud-taureau.

Un nouveau « plouf », puis encore un autre.

L’humain à l’épée se retourna, à la recherche de l’origine de ces sons, une expression de pure terreur sur le visage. Ses mains étaient serrées autour du manche de son arme et son menton tremblait.

– C’est quoi, Sollog ? demanda le Docteur de façon plus insistante, mais l’humain ne répondit pas.

Il regardait par-dessus l’épaule du Seigneur du Temps. Ses yeux s’écarquillèrent et sa bouche s’ouvrit pour un cri qui ne vint jamais.

La créature qui lui sauta dessus mesurait au moins un mètre de long, son tronc ressemblait à celui d’une monstrueuse limace et il avait des yeux visqueux et pédonculés. Contrairement à ces mollusques terrestres, elle avançait grâce à huit pattes grêles qui saillaient sur les côtés.

Elle heurta l’humain avec tellement de force qu’elle le poussa dans l’eau en une fraction de seconde, les jambes enroulées autour de sa tête et de la partie supérieure de son corps. L’homme attaqué s’agita sous la surface du marais, mais personne n’alla l’aider.

D’autres créatures, des Sollogs, émergeaient des eaux vertes et fétides du marécage. Elles grimpaient sur les tubes de plastique et se propulsaient avec une horrible agilité. Un des humains en toucha une en tirant avec son arc, mais il fut abattu lorsqu’une des bêtes lui sauta sur le dos et qu’elle ouvrit grand sa gueule remplie de rangées de dents circulaires au-dessus de la tête de sa victime.

Sans hésiter un seul instant, les humains se mirent à courir plus avant dans le marais tandis que les tubes plastique carillonnaient dans leur dos. Le Docteur fila du mieux qu’il put, les mains toujours attachées, puis il entendit un grand bruit d’éclaboussure. Il se retourna et vit celui qui le poussait auparavant de sa lance, allongé à plat ventre dans l’eau.

Avec difficulté, le Docteur s’accroupit et l’attrapa par le bras avant de le retourner. L’homme toussa une gorgée d’eau, se libéra de la poigne de son sauveur et se mit à chercher sa lance dans le marais.

Les autres membres du groupe étaient loin désormais et couraient encore à travers la forêt de tubes plastique, leurs cris s’amenuisant à chaque seconde. Le Docteur et son ravisseur étaient seuls, à l’exception des Sollogs, qui se rapprochaient d’eux en formant un cercle de plus en plus étroit.

– Coupez la corde, dit le Docteur en levant ses liens.

L’humain secoua la tête.

– Coupez la corde ou nous allons mourir, insista le Seigneur du Temps.

L’humain regarda les sept ou huit Sollogs qui rampaient et glissaient d’un tuyau à l’autre. Il se tourna vers son détenu et tira un petit couteau de sa ceinture avant de s’attaquer aux liens pour lui libérer les mains. Le Docteur porta une main à l’intérieur de sa veste et l’humain rapprocha alors un peu plus la lame de son visage.

– Doucement… doucement…, dit le Seigneur du Temps en sortant son tournevis sonique.

Tout près d’eux, un Sollog poussa un sifflement terrifiant. L’homme sursauta, mais le Docteur resta calme. Il attrapa le tube plastique le plus proche et posa le bout de son tournevis contre sa surface ondulée. L’appareil s’alluma en stridulant et un bourdonnement très bas sortit de l’ouverture du tuyau. Le Docteur tira le tube et le cala sous son bras comme s’il s’agissait d’un pistolet avec lequel il visa les Sollogs. Le bruit lancinant vibra hors du tuyau et fit trembler et remuer tout ce qui croisait son chemin. Les créatures se mirent à hurler et à vagir avant de s’enfuir.

Le Docteur laissa échapper un bref rire nerveux comme s’il était stupéfait que son plan ait marché. Puis, lorsque les Sollogs furent assez loin, il attrapa l’humain par le poignet et le tira hors du marais.

– C’était quoi, ça ? demanda l’homme à bout de souffle.

– De l’improvisation, répondit le Docteur. Et en fin de compte, je trouve que ça s’est bien passé.

Ils sortirent enfin du marécage et coururent à travers un désert d’un blanc scintillant. Derrière eux, les Sollogs s’accrochaient aux tubes plastique qui oscillaient, mais ils n’avançaient plus. Le Docteur tourna les talons et les regarda s’amasser aux limites du marais criant et sifflant. Pourquoi ne les poursuivaient-ils pas ? Il baissa les yeux sur les cristaux blancs qui crissaient sous ses pieds.

– Du sel, comprit-il. C’est une plaine salée.

Il aurait pu sourire de soulagement, s’il n’avait pensé à Amy. Amy Pond qui se trouvait quelque part, loin au-delà du marais et de la gorge. Seule dans un monde aussi dangereux que celui-ci. Il devait la retrouver, peu importait comment, mais ses pensées furent interrompues lorsqu’il sentit ses poignets se toucher et la sensation un peu trop familière de la corde rêche qu’on enroulait autour. L’humain qu’il venait de sauver l’attachait de nouveau et pointait le bout de son poignard vers le visage du Docteur.

– Eh bien ça, c’est agréable, dit ce dernier. Je croyais que nous étions amis.

– Vous n’êtes pas mon ami, grogna l’humain. Vous êtes mon prisonnier. Alors marchez maintenant.

Ils partirent vers ceux qui s’étaient enfuis du marais quelques instants auparavant. Au loin, le Docteur vit une forme noire s’élever devant la nuit perpétuelle, une coque énorme qui, au début, oscilla comme un mirage. Ce n’est qu’en s’approchant qu’il la reconnut : il s’agissait de l’épave d’un vaisseau spatial.

Même à demi enterrée dans le sol, elle culminait à plus de trois cents mètres, comme un doigt d’acier pointant vers le ciel. Un seul mot, GOBO, était peint sur ses flancs à côté du dessin d’un clown aux cheveux d’un bleu brillant et au rictus pourpre.

En s’approchant de la carcasse, le Docteur entendit un bourdonnement et vit des torches enflammées alignées le long de remparts fortifiés. Des bâtiments de fortune entouraient l’épave : des huttes en fer et des cabanes ; des tourelles branlantes et des abris bricolés et accrochés les uns aux autres : une ville de débris. Une fanfare de cornes dissonantes et atonales les accueillit depuis les tours de garde sur les murs extérieurs de la cité et les battants d’une immense porte s’ouvrirent en grinçant. Le bourdonnement devint encore plus fort lorsqu’ils approchèrent, franchirent les portes et entrèrent dans la ville. Puis les portes se refermèrent derrière eux dans un grand bruit métallique.

Lorsqu’ils le virent, les humains de la ville se mirent à ululer et à hurler, en sautant sur place et en se frappant la poitrine. Un petit enfant avec une lueur de sauvagerie dans les yeux courut jusqu’au Docteur et lui donna un coup de pied dans la jambe. Un autre lui lança une motte de terre à la tête et le manqua de peu. Ses ravisseurs les chassèrent avec leurs lances et l’emmenèrent plus avant dans la cité.

Les bâtiments qui les entouraient paraissaient incroyablement vieux et en mauvais état, comme s’ils avaient été conçus comme abris d’urgence dans une période de crise, des siècles plus tôt, et n’avaient cessé de se délabrer depuis. Les toits rouillés s’affaissaient et les colonnes ployaient sous leur poids. L’endroit sentait la fumée et la viande pourrie.

Ils arrivèrent enfin à la coque retournée d’une vieille navette intersidérale. Sa surface, autrefois blanche et portant le blason de l’agence spatiale qui l’avait envoyée, était désormais recouverte de graffitis primitifs. Le Docteur vit partout l’interprétation enfantine du visage souriant du clown.

Une porte de la coque de la navette s’ouvrit dans un souffle et un humain sortit : petit, il avait de longs cheveux noirs et gras qui tombaient, telle une rivière de goudron, sur son dos bossu. Des rayures de tigre étaient tatouées sur un côté de son visage et ses traits tirés lui donnaient une allure de rat. Il marchait en s’aidant d’un bâton noir et noueux surplombé d’un crâne humain. Ses ongles ressemblaient à de longues griffes marron. En voyant le Docteur, il partit dans une série de courts gloussements saccadés en applaudissant de joie.

– Ah, Sancho.. dit-il d’une voix râpeuse. Qu’avons-nous là ?

– Un prisonnier, Tuco, dit Sancho le soldat humain que le Docteur avait sauvé. Nous l’avons capturé.

– Oui. Un prisonnier. Oui, dit l’homme tatoué. Oui. Tuco adore ça. Oui. Un prisonnier.

Tuco s’approcha du Docteur et l’examina de la tête aux pieds. Il tendit un bras et fit descendre un de ses doigts griffus du front jusqu’au menton du Docteur qui le suivit du regard, mais resta stoïque.

– Ah ah ! lança Tuco. Il a un drôle de visage ! Mais ce n’est pas un Sittuun, hein ?

– Il était avec eux, dit Sancho.

– Avec les Sittuuns ? Avec les Sirtuuns ? Oui. Avec les Sittuuns. Vous êtes un ami des Sittuuns ?

Le Docteur haussa les épaules.

– Eh bien… Je m’entends bien avec tout le monde, je crois. Alors… Tuco…

Tuco recula comme s’il s’était blessé. Il fronça les sourcils face au Docteur.

– Il parle !

– Oui, je parle. Bon… Tuco, comme je vous disais avant que vous ayez votre petite… euh, révélation là… Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

Les humains se regardèrent en fronçant les sourcils.

– Que veut-il dire ? demanda Sancho.

– Oui, étranger. Oui. Tuco voudrait savoir. Que veux-tu dire ?

– Eh bien… Ici. Depuis combien de temps êtes-vous ici ? Quand vous êtes-vous échoués ? En supposant que vous vous soyez bien échoués, et que vous n’êtes pas venus ici par choix. Bon, j’adore ce que vous avez fait de l’endroit, vraiment, mais tout de même… Ce n’est pas vraiment un lieu de villégiature, non ?

– Silence ! tonna Tuco. Il parle comme un hérétique !

Les humains, souffle coupé, portèrent les mains à leurs oreilles.

– Je suis désolé, dit le Docteur. J’ai dit quelque chose de mal ?

Tuco s’approcha de lui, ses yeux verts brillant de détermination.

– Nous avons toujours été là, grogna-t-il en montrant des dents jaunes et difformes. Nous ne nous sommes pas échoués.

Le Docteur leva alors les yeux vers la coque endommagée du vaisseau de la GOBO.

– Euh… excusez-moi ? dit-il. Mais… où croyez-vous être ?

– Ici, dit Tuco avec un sourire sinistre, c’est la Terre. Et vous, étranger, êtes un hérétique. (Il se tourna vers les ravisseurs du Docteur.) Emmenez-le, cracha-t-il. Django décidera de son sort.